Je m’intéresse depuis plusieurs années au travail
collaboratif et à ce titre j’ai suivi les écrits très pertinents de Serge K.
Levan. Consultant et formateur, Serge K. Levan
est expert du travail
collaboratif en ligne et à distance. Il a fondé en 1992 le cabinet MAIN CONSULTANTS.
Il est le est le concepteur de :
- La Méthode MAIN : référentiel méthodologique pour l'introduction, la construction et le développement de nouvelles pratiques collaboratives en ligne et à distance dans les entreprises, parcours de formation professionnelle Collabor@Work.
- Le Nouveau Mode Projet enseigné à l’université de Troyes
Notre échange a été riche et très instructif, enfin pour moi ! J’ai donc pris la décision de vous proposer une série d’articles sur la thématique du travail collaboratif en général et en particulier du travail collaboratif en ligne et à distance.
Avant de lire cet article assurez-vous d'avoir lu la première partie !
________________________________________________________
Pour « essayer de se comprendre et de se mettre d’accord », quels espaces d’échanges collectifs mettez-vous en place ?
SKL : Si on parle de « travail collaboratif » tout court, vous êtes d’accord que ça peut se faire sans mobiliser tout un attirail technologique. Quelques chaises autour d’un tableau blanc, des feutres qui marchent, une machine à café… et « ça peut le faire » non ?
Oui, on est d’accord !
SKL : Alors ce que je soutiens c’est que les pratiques collaboratives efficaces et efficientes peuvent se mettre à tourner sans outils (au sens TIC). Par contre il faut toujours des dispositifs de communication. Le tableau blanc c’est un fabuleux outil de communication-au-travail. Mais la machine à café est aussi un puissant instrument de communication pour qui sait l’utiliser. Quand j’étais plus jeune, étudiant en architecture, on travaillait en petits groupes, sur des petits projets qu’il fallait réaliser en 24 ou 72 heures non-stop. On n’avait ni ordinateur, ni smartphone, ni tablette. On n’avait un atelier un peu pourri et une salle de bibliothèque dans les locaux de l’école, un café-tabac enfumé du matin au soir en bas dans la rue… et des journées de travail qui pouvaient durer 12 heures, 24 heures et même un peu plus pour les plus résistants ! Autrement dit on avait tout ce qu’il fallait pour « collaborer » à bloc sur des charrettes de 2 ou 3 jours : on avait de quoi discuter jour et nuit, on mutualisait nos « ressources » de travail dans l’atelier (notes de calculs et croquis d’études, planches à dessin, papiers calques et crayons, appareils photo… bref tout le petit bazar qu’un groupe d’étudiants peut réunir… sans oublier des choses pas très recommandables pour tenir le coup !). Et surtout, on avait un plan de travail accroché au mur : les plans et calculs à livrer, la démarche de conception, la répartition des travaux et le planning - court - sur 2 ou 3 jours. Aujourd’hui on aurait plein de portables et tablettes connectés à Internet, des outils 2.0 à ne plus savoir qu’en faire, des smartphones pour prendre des photos… et accessoirement se balancer des texto. Il n’y aurait sans doute plus de tables à dessin, plus de papiers-crayons. Et probablement qu’une partie du groupe resterait à la maison. Est-ce qu’on ferait mieux ? Est-ce qu’on irait plus vite ? Est-ce qu’on produirait plus de plans et de calculs pertinents ? Pas sûr. Le problème serait nouveau par ce qu’on aurait mis en place une nouvelle forme d’organisation du travail collectif, théoriquement plus flexible. A la base il faudrait a minima un « espace » de collaboration sur le web avec les outils de première nécessité : un outil pour les discussions, un outil pour mutualiser nos ressources et… un plan de travail partagé. On supposerait que tous les étudiants savent collaborer en ligne. Et là, problème ! Je suis enseignant à l’Université de Troyes depuis plus de 10 ans et j’ai eu le temps d’observer des générations d’étudiants (en informatique). Je reconnais qu’ils savent jouer avec les outils… mais travailler collectivement, conjointement sur des tâches finalisées, ça c’est autre chose. Et c’est au pied du mur que l’apprenti mesure la hauteur du mur ! Alors ils apprennent à travailler ensemble, par essais-erreurs avec des outils familiers qu’ils croyaient connaître. Surtout ils découvrent que l’espace de travail collaboratif n’est pas tant un problème d’outils qu’un problème d’individus avec des personnalités et des compétences, des motivations et des attentes très… compliquées. Voilà ce qu’est mon champ d’exercice professionnel depuis plus de 20 ans : dans le domaine du travail collaboratif qui est un mot valise, je travaille sur ce que j’appelle les pratiques collaboratives en ligne et à distance. Mais parfois la distance peut se mesurer en mètres…
Pourquoi cette particularité du travail à distance, c’est historique dans votre activité ?
SKL : Aussi loin que je puisse remonter dans mes expériences professionnelles, j’ai toujours travaillé en mode projet avec des équipes plus ou moins dispersées et/ou mobiles. Le travail à distance n’est pas une nouveauté ! Et qui dit distance ne dit pas nécessairement 10.000 kilomètres. Mais dès que la distance physique s’impose à une équipe dispersée, on doit nécessairement utiliser des prothèses de communication. Et elles conditionnent nos situations de travail. Prenez l’exemple de Gengis Khan. Ses performances militaires reposaient sur un système de communication à grande distance absolument unique à son époque : les fameux cavaliers-flèches de l’armée mongole. Ils étaient capables de porter des messages à une vitesse moyenne de plus de 1400 km par semaine, soit plus de 200 km par jour ! C’est grâce à ces capacités de communication que Gengis Khan a été le premier chef militaire de l’Histoire à pouvoir coordonner des batailles à distance, commandées sur place par d’autres officiers, simultanément aux quatre coins de l’immense empire mongol. Le travail collaboratif à distance est clairement conditionné par la maîtrise d’usage des dispositifs de communication. C’est une constante historique et je ne pense pas que les TIC changent cette règle de nos jours. Je parle bien de « maîtrise d’usage ». Ce n’est pas tant la qualité objective des chevaux mongols que les compétences des cavaliers alliées à la pertinence de l’organisation logistique qui ont contribué aux succès de Gengis Khan (un des seuls chefs militaires de l’Histoire à n’avoir jamais perdu de bataille). Et aujourd’hui mes expériences de terrain m’ont toujours prouvé que seul l’usage fait la valeur des outils. Autrement dit que seule la maturité des pratiques collaboratives « en ligne et à distance » peut garantir la performance opérationnelle des individus et des groupes. J’ai donc travaillé sur des contextes très variés de pratiques collaboratives, avec des personnes qui ne pouvaient pas se voir souvent, voire jamais. Ce qui fait que je me suis toujours intéressé à ce qu’étaient ces outils dits de travail collaboratif qui sont en fait des outils de communication collaborative. Dès 1987, j’ai découvert et expérimenté les tous premiers outils de groupware dignes de ce nom. Et depuis je me suis concentré sur la façon dont ces outils étaient capables d’assister les pratiques collaboratives des gens en situation de travail. Mais évidemment les outils ne font pas qu’assister, ils structurent aussi les pratiques et ils vont jusqu’à les construire.
Je me suis souvent demandé si ce n’était pas parce que les gens sont obligés de travailler à distance (ils ne peuvent pas se croiser dans une même pièce), qu’ils abordent plus naturellement le travail collaboratif ?
SKL : Vous posez la question de savoir si la distance à elle seule conduit les gens à collaborer plus naturellement ?
Oui c’est cela !
SKL : Quand l’activité collective est complexe, je dirais que les gens éprouvent assez spontanément le besoin d’une coordination capable de s’adapter aux incertitudes et aux changements fréquents. Et ce type de coordination repose principalement sur des ajustements mutuels qui exigent beaucoup d’interactions interpersonnelles. Maintenant, est-ce que le fait d’être géographiquement dispersés incite les gens à adopter de meilleures pratiques collaboratives ? Je ne n’en suis pas sûr. Le travail à distance est majoritairement vécu comme une double punition. Par les managers comme par les managés. Je m’explique : les managers perçoivent le management à distance comme une difficulté supplémentaire qui vient se rajouter à celle intrinsèque au management classique, c’est-à-dire de proximité. Et les managés considèrent que la distance accentue la médiocrité des mauvais managers. La relation managériale s’aggrave avec la distance quand on ne s’engage pas ou quand on ne sait pas comment s’engager dans une véritable communication collaborative. Typiquement, quand un manager veut montrer sa volonté de partager l’information et sa réactivité, il envoie beaucoup de mails groupés… avec plein de pièces jointes ! Mais ces messages sont inévitablement très formels et impersonnels (tout le monde reçoit le même contenu, sans nuances) et ne conviennent pas aux besoins de relations personnalisées des personnes travaillant « ensemble séparément ». Quand on analyse l’offre de formation, les managers reçoivent des conseils plutôt inadaptés et généralement incomplets. Par exemple on leur demande d’être plus rigoureux sur les points de communication, sur les objectifs, sur le suivi et le reporting, etc. Là je ne vois pas en quoi c’est fondamentalement différent de la rigueur requise dans la proximité. Ensuite on leur demande de tirer le « meilleur parti des TIC » sans les aider à appréhender les usages fondamentaux, les pratiques collaboratives en ligne, c’est-à-dire les logiques et règles d’usage des différents outils de communication en fonction des multiples situations de travail et de communication auxquelles sont confrontés les membres d’une équipe à distance. Les cas que je rencontre sont assez caractéristiques : des groupes travaillent à distance, ils ont parfois beaucoup plus que les outils nécessaires et suffisants… et la collaboration est tout aussi absente des pratiques quotidiennes de travail. Les gens sont plutôt insatisfaits quand ils se retrouvent dans cette situation. Donc, pour revenir à votre question de savoir si la distance ne favorise pas, de fait, le « travail collaboratif », je dirais : Primo, qu’en général les managés comme les managers ne sont pas hostiles à la collaboration mais qu’ils se rejettent mutuellement la responsabilité d’instaurer la confiance requise par ces nouvelles formes d’organisation du travail ; Secundo, que la distance favorise certes les TIC mais que celles-ci ne changent pas grand-chose car si les outils permettent, ils n’induisent pas automatiquement la collaboration ; Tertio, que la collaboration en ligne et à distance n’est pas tant une question d’utilisation des outils que de pratiques collaboratives, c’est-à-dire de pratiques métier projetées sur des outils. Ce qui suppose une réelle appropriation professionnelle de ces objets techniques. C’est là le cœur de mon métier. J’aide les gens à construire leurs pratiques collaboratives en ligne, à partir de patterns qui reposent sur des situations génériques de collaboration. Et le mode projet est un archétype de situation de collaboration.
Cela correspond à votre « Nouveau Mode Projet » ?
SKL : Tout à fait. Une des caractéristiques fondatrices du projet, c’est sa dimension collective. Et les compétences collaboratives qui ont la particularité, je le rappelle, d’être à la fois individuelles et collectives, sont au cœur de la performance du travail en mode projet. Quand en plus, les acteurs projet sont géographiquement dispersés, les pratiques collaboratives en ligne et à distance sont la clé pour s’en sortir. Et cela concerne autant les managers (les chefs de projet) que les managés (les fameux « collaborateurs »). Je le répète, ces pratiques collaboratives ne sont ni naturelles, ni spontanées. Elles s’acquièrent individuellement et collectivement par un entraînement en continu. C’est ainsi que progresse la maturité des pratiques collaboratives dont les entreprises ont de plus en plus besoin. Et ce n’est pas en introduisant de nouveaux outils 2.0 enrobés, dans le meilleur des cas, d’un plan de « Change Management » qu’on obtient l’appropriation de ces nouveautés par les salariés. La différence entre nouveauté et innovation c’est justement l’appropriation sociale des objets techniques qu’on leur propose, et bien souvent, qu’on leur impose. Quand j’interviens dans une organisation, je ne dis pas voilà les « meilleures pratiques », je ne dis pas voilà les « meilleurs outils », je ne dis pas voilà le meilleur « plan de changement », etc. Je pointe avec les personnes impliquées leurs difficultés dans le travail réel « ici et maintenant ». Je les aide à expérimenter des « patterns de pratiques collaboratives » qui sont par définition génériques, et qui montrent concrètement des moyens de résoudre des difficultés. Ensuite, à partir de ces patterns génériques, je les accompagne dans la construction de leurs propres pratiques collaboratives naturellement adaptées à leur niveau de maturité. Il ne s’agit pas de résoudre tous les problèmes du travail en mode projet car ils ne se limitent pas aux seules pratiques collaboratives ! L’essentiel est de construire ces pratiques sur le terrain, avec les personnes, en intégrant tous les systèmes de contraintes qui pèsent sur le quotidien des acteurs projet. L’appropriation authentique est à ce prix et souvent - je dirais presque toujours - il faut bousculer les normes de l’organisation du travail traditionnel et les dogmes managériaux associés. Au fond, il s’agit pour moi d’aider les gens à adopter de nouvelles attitudes (manières conditionnées de penser les choses et les problèmes) et de nouvelles habitudes (manières conditionnées de faire les choses et de résoudre les problèmes). Car avec un peu de recul, chacun pourrait constater que le travail collaboratif en ligne et à distance, c’est une nouvelle forme d’organisation du travail et de la communication qui repose in fine sur des attitudes et des habitudes différentes. Cela questionne notre rapport au travail et surtout aux nouveaux modes de gestion du travail dans nos sociétés néocapitalistes et postmodernes. Mais je crois que ce qui compte c’est de donner aux gens des clés pour comprendre ces nouvelles manières de travailler. Pour s’en protéger éventuellement. Pour en tirer parti assurément.
Commentaires