Cet article est issu d'un entretien que j'ai eu avec Serge K.
Levan, consultant, formateur et expert du travail
collaboratif en ligne et à distance.
Je me suis aperçue que si on veut tout révolutionner dans l’entreprise, effectivement là le travail collaboratif fait fuir, et c’est normal ! J’ai donc travaillé sur des formes de travail collaboratif qui permettent en fait, non pas de changer la structure globale de l’entreprise, mais de donner des moyens à certains moments de la vie du projet de discuter et de fonctionner différemment, même si la décision débattue et prise en commun se transmet et s’exécute avec les processus « classiques" de l’entreprise.
SKL : A lui seul le travail collaboratif n’est pas synonyme de révolution dès lors qu’il ne change pas fondamentalement le modèle de productivité de l’organisation capitaliste dont la finalité est de maximiser ses profits. Si révolution il doit y avoir, c’est en termes d’innovations organisationnelles qu’il faudra en rendre compte. Je m’explique : en tant que spécialiste du travail collaboratif, mon échelle d’intervention reste focalisée sur le groupe de travail. Dans le cas d’une équipe projet, je retrouve un remake – en modèle réduit – des normes organisationnelles et managériales de l’organisation toute entière. Schématiquement, c’est une petite pyramide bien cloisonnée horizontalement et verticalement. Introduire de nouvelles pratiques collaboratives dans ce contexte suppose d’avoir l’accord des managers et l’accord d’innovateurs à la base : les membres du groupe d’expérimentation. C’est important car une innovation ne peut pas se développer sans la participation du management. Un processus complexe d’expérimentation de nouvelles pratiques collaboratives se met alors en place, processus qu’il serait trop long d’expliquer ici. Mais ce qu’on peut retenir c’est qu’il repose sur trois conditions : (1) il existe une capacité critique au niveau du groupe d’expérimentation ; (2) il existe un management capable de tenir compte de cette critique et (3) il existe des personnes suffisamment impliquées pour intégrer durablement les nouvelles pratiques collaboratives en ligne et à distance dans l’organisation du travail quotidien. Quand ces trois conditions sont réunies, on entre dans un nouvel « agir organisationnel » dont la robustesse dépend principalement de son appropriation sociale.
Que peut faire un intervenant extérieur dans un tel processus ?
SKL : Il s’attache à instruire les gens sur la nouveauté des pratiques collaboratives en ligne et à distance, sur leurs modalités et leurs finalités opérationnelles, afin qu’ils élaborent eux-mêmes le sens et l’usage de cette nouveauté. Si l’expérience du groupe fait la preuve par neuf de son efficacité, alors le management peut intégrer certaines innovations à l’échelle de l’organisation. En d’autres termes, c’est bien la capacité collective (« rameurs » et « chefs-de-rameurs » d’un groupe) à donner sens et utilité à de nouvelles pratiques collaboratives en ligne (nouvelles formes d’organisation du travail à distance) qui déclenche le succès - discret - d’une telle innovation organisationnelle.
Ce que vous dites a deux conséquences : (1) les démarches innovantes collaboratives (à distance ou pas) se « testent » localement à l’échelle d’une équipe projet (2) chaque membre de l’équipe doit être impliqué et connaître les tenants et aboutissants de la démarche pour qu’émerge le sens collectif . Mais cela suppose qu’il faut aussi avoir un comportement a minima qui respecte le nouveau mode de fonctionnement en dehors du projet ?
SKL : Effectivement. Vous pointez-là un trait caractéristique des processus d’introduction des nouvelles pratiques collaboratives. Ce sont indéniablement des processus d’innovation organisationnelle et, en tant que tels, ils buttent toujours sur un ordre existant avant de le transformer. Cela conduit inévitablement les porteurs de la logique d’innovation, à gérer leur « déviance ». C’est typiquement le cas des personnes qui expérimentent, par exemple dans le contexte d’un groupe projet, des pratiques de collaboration en ligne et à distance. Les attitudes et comportements qu’ils construisent dans l’espace-temps du projet ne sont pas reproductibles in extenso en dehors de ce microcosme, dans le reste de l’organisation. Cela peut constituer une réelle difficulté pour certaines personnes et cela dépend aussi du moment et de l’enjeu considéré dans le long processus d’innovation, dans les entrailles de l’organisation. En gros on peut distinguer la période d’ « incitation » (le moment où un groupe pilote expérimente de nouvelles pratiques collaboratives), puis la période plus ou moins confuse qui correspond à l’ « appropriation » (le moment où les porteurs de l’innovation donnent du sens à ces pratiques innovatrices) et, in fine, vient le temps de l’ « institutionnalisation » (le moment où le management intègre tout ou partie de ces nouvelles pratiques dans les règles d’organisation générale). Au cours de la première période (incitation) les « rameurs » peuvent légitimer leurs pratiques « déviantes » car ils sont mandatés - et volontaires - pour expérimenter des pratiques « hors normes ». Ils sont en pleine découverte de quelque chose qui n’est rien d’autre, à ce stade, qu’une nouveauté, une méthode pour travailler en équipe dispersée. Par exemple, découvrir des méthodes de travail collectif dans une équipe virtuelle peut s’apparenter à une séquence d’information sur des pratiques plus ou moins vagues de communication, de coopération et de coordination. C’est juste une invention organisationnelle qui leur est proposée. Cette invention se transformera en innovation quand les « rameurs » parviendront à lui trouver du sens et de l’utilité opérationnelle. C’est en construisant leurs propres pratiques qu’ils découvriront des usages efficaces et légitimes. A ce moment-là, certains comportements commenceront à s’écarter des schémas habituels. Par exemple, participer à des discussions structurées en ligne, en mode asynchrone, pendant plusieurs jours pour des points de pilotage projet, des résolutions de problèmes, des préparations de plans de travail collectif, etc. On est entré dans la deuxième période (appropriation). Si ces pratiques peuvent s’exercer légitimement dans le contexte de l’équipe projet, elles ont toutes les chances d’être perçues comme déviantes en dehors de ce « fond commun d’évidences ». Or la déviance est indispensable pour transformer des normes et des règles de fonctionnement existantes. Tout le monde n’est pas capable, dans l’entreprise, de transgresser les normes et règles en vigueur. C’est vrai pour les « rameurs » comme pour les « chefs-de-rameurs » qui glissent imperceptiblement dans un statut de « rameurs-en-chef » - et qui, soit dit en passant, correspond à la rhétorique managériale du moment sur « le nouveau manager (qui) doit faire corps avec son groupe ». Mais la déviance peut faire l’objet d’un accord implicite, dès lors qu’il permet de travailler plus efficacement qu’en respectant les règles. Ceci dit, il y a bien conflit entre l’innovation et l’ordre établi. Et ce conflit est difficilement dépassable.
Par rapport au partage de connaissances que vous abordez dans votre blog avec cet article « Réalités cachées : quand le partage des connaissances est loin d'être joué... », n’y a-t-il pas aussi conflit entre le souhait d’une organisation et l’intérêt pragmatique des salariés ?
SKL : Sur la question du partage des connaissances, j’ai une attitude partagée et « pas très comme il faut »… Encore une fois, on est bien d’accord : on parle de connaissances et pas seulement d’informations voire de données. J’ai tendance à dire aux gens qui connaissent des choses utiles, grâce à leurs expériences et leurs efforts, que c’est ce qui les fait « exister » dans le groupe. Dans le monde du travail, dans la logique de l’emploi salarié, votre valeur c’est ce que vous savez faire. Et cette valeur n’est pas éternelle, il faut la faire évoluer en l’adaptant. Si on parle bien de connaissances, alors je leur recommande d’apprendre à échanger avec une raisonnable prudence… On ne donne pas gratuitement sans prendre à son tour, surtout dans un contexte managérial incapable de reconnaître les contributions des « collaborateurs ». Ceci dit, il y a toujours une part primitive dans tout partage de connaissances. Ce partage n’est pas toujours régi par des contrats, tacites ou explicites, mais par des processus coopératifs primitifs qui n’ont rien à voir avec des rationalités économiques. Or partager des connaissances nécessite des efforts objectifs. Il ne s’agit pas seulement de partager des fichiers : il s’agit d’aider les autres, souvent au moyen de longues interactions, en prenant du temps à soi. Entrer dans des échanges sociaux, c’est nécessairement y consacrer du temps. Ce temps qui, précisément, est une ressource de plus en plus rare compte tenu de l’accroissement continu de la densification du travail et des journées à rallonge. Toutes ces tendances relatives au travail réel, mais aussi au travail vécu sont à l’origine des difficultés que j’observe sur le terrain. Difficultés à coopérer et a fortiori, à collaborer. Vous voyez ce que je veux dire ?
Oui, très bien…
SKL :
Le sens qu’on peut donner (ou pas) au travail qu’on réalise a tout autant
d’importance que la quantité objective de travail qu’on fournit. J’ai souvent
l’impression que ce problème est à la base d’une énorme dynamique de
désengagement des salariés dans les organisations. Le « bon vouloir »
assez spontané des gens n’est pas du tout exploité par le management qui
s’obstine à « mobiliser des collaborateurs » ! Le temps est
aussi une difficulté à affronter quotidiennement alors qu’on commence à prendre
conscience de la fonction sociale de la coopération. Vous avez vu comment
travaillent les gens ? Il y a un phénomène qui m’interpelle beaucoup par
rapport aux pratiques collaboratives, c’est la notion de dispersion au
travail. Cette « dispersion » découle directement de
l’instabilité croissante des environnements de travail que chacun doit gérer en
reconfigurant sans cesse ses activités dans des laps de temps très courts.
Entre les mails qui tombent à longueur de journée, les appels Skype, les SMS,
les recherches d’informations urgentes, les ordres et les contre-ordres, les
modifications de dernière minute, les réunions déplacées… la pollution
attentionnelle provoque de plus en plus de dispersion et de déconcentration. On
s’intéresse sérieusement à ce qu’on appelle des « situations de travail dispersives ».
Pour faire simple, on pointe des rythmes de travail effrénés, des situations de
surcharge, une fragmentation et des disparités d’activités toujours plus
importantes. Le travail collaboratif en ligne peut rapidement conduire à ces
situations avec des utilisations anarchiques de multiples outils de
communication numérique. Et loin de favoriser la collaboration en ligne, ces
outils contribuent au surtravail et à l’augmentation des troubles de déficit de
l’attention, souvent associés à de l’hyperactivité. Les pratiques
collaboratives en ligne et à distance s’attachent à organiser collectivement
les usages des TIC pour préserver la performance des équipes dispersées. J’ai
vu une multinationale du conseil qui n’a pas hésité à distribuer à ses salariés
des guides d’utilisation de la messagerie électronique, frappés de la croix
verte des pharmaciens, intitulés « E-mail
First Aid » : ces documents expliquaient le risque pathologique
lié à une mauvaise utilisation de cet outil !
Je pense qu’il y a deux aspects dans ce que vous dites. D’une part un effet domino : le grand chef qui gère ses imprévus en désorganisant l’adjoint qui désorganise à son tour ses subordonnés immédiats... et ainsi de suite. D’autre part, à partir du moment où il n’y a pas de reconnaissance de l’autonomie qu’on donne à quelqu’un en lui faisant confiance dans la gestion de sa tâche, l’efficacité est alors jugée sur des actions collatérales qui ne relèvent pas de la mission initiale. C’est-à-dire que je dois être joignable à tout moment, je dois répondre dans les plus brefs délais… On est sur de faux marqueurs de la qualité du travail.
SKL : C’est tout à fait juste ce que vous dites. Il y a le travail prescrit et planifié qui sert de point de repère et il y a le travail réel qui absorbe tous les aléas, tous les imprévus. Et ce travail réel est soumis à un management par l’urgence qui tend à valoriser l’hyper réactivité. Celle-ci étant une sorte de réponse à l’hyper compétitivité économique à laquelle nous sommes désormais confrontés. On idéalise un profil de travailleur hyper performant, capable de réagir dans les minutes qui suivent à un mail ou un texto, efficace en toute situation, qu’il soit en pleine animation de réunion ou en pleine réflexion sur un problème… Les situations du travail collaboratif en ligne et à distance sont elles aussi marquées par cette culture d’urgence qui marque profondément tous les échanges. Maintenant, il faut s’interroger sur la place de l’urgence dans nos situations de travail actuelles. Je ne suis pas certain que l’urgence d’hier (celle des années 70-80 par exemple) était moins stressante que l’urgence d’aujourd’hui. Tout va plus vite aujourd’hui, c’est une évidence. Mais la fébrilité autour du Roi-Soleil était peut-être similaire à celle qui entoure un chef d’Etat d’aujourd’hui. Qui peut dire si les TIC ont aggravé ou atténué le phénomène ? Par contre je constate une chose : on transmet certes des messages à la vitesse Internet, mais les délais propres au cerveau humain, délais de compréhension, délais d’apprentissage, délais de contrôle, n’ont pas beaucoup varié. Il en résulte des modifications notoires dans la gestion des activités de travail. En particulier la vitesse de communication est devenue un moyen privilégié de concurrence entre les individus, les groupes et bien sûr les organisations. Un peu comme la vitesse de balle au tennis peut modifier sensiblement les rapports de force entre compétiteurs. Mais dans le monde du travail, cela induit des impératifs d’hyper réactivité immédiate qui ne sont accessibles qu’à ceux qui disposent des talents requis. Et le monde est fait de rapides et de lents. Peut-être que le « monde du travail » n’est pas exactement le « monde »…
Je me souviens quand j’ai commencé en entreprise, j’étais chef de projet et le patron de l’agence web qui m’encadrait m’a tout de suite dit « Il faut que tu saches faire la différence entre l’important, le prioritaire et l’urgent. » Tout est important mais qu’est-ce qui est vital à l’instant et qui ne peut pas être remis à plus tard ?
SKL : Il avait bien raison ce monsieur ! Dans une équipe
projet, surtout quand elle est géographiquement dispersée, la collaboration
n’est possible que lorsque chacun connaît l’objectif commun du groupe, son rôle
dans la géométrie collective, ses tâches… mais également les autres rôles et
les autres tâches ! C’est la condition de l’autonomie intelligente. Et
autonomie ne veut pas dire indépendance. C’est l’interdépendance des actions
et des acteurs qui justifie la coordination autonome des activités coopératives.
Dans ce contexte chacun est en mesure d’exploiter intelligemment la fameuse
matrice d’Eisenhower[1].
Personnellement, je conçois difficilement un travail collaboratif en ligne
performant sans que chacun puisse « en situation » apprécier des
priorités et évaluer des urgences. On en revient bien à la définition du
travail collaboratif : une activité collective, conjointe et finalisée. Le
fait de partager véritablement les finalités et les objectifs d’un projet est,
sans conteste, une exigence des pratiques collaboratives. Et ce n’est pas parce
que l’équipe est dispersée qu’il faut faire l’économie de discussions, parfois
agitées, permettant de comprendre et de… se comprendre ! Contribuer à
l’analyse collective d’une situation de projet, partager une compréhension
commune d’un résultat escompté, contribuer à l’échafaudage d’une stratégie
d’action, tout cela repose sur un travail intense de communication collaborative.
Et à distance, difficile de compter sur la bonne vieille salle de
réunion ! Il faut inévitablement en passer par des outils de discussion en
ligne, synchrone et asynchrone. Et quand on est au pied du mur, on comprend
l’importance des patterns de pratiques collaboratives (patterns de discussion
structurée, par exemple) et l’utilité des apprentissages préalables. Dans le
feu de l’action et de l’urgence perpétuelle, sans apprentissage ni expérience, avec
des outils qui n’épargnent pas votre stock de sérénité, comment voulez-vous que
ça marche ? Quand on n’aborde pas la collaboration en ligne et à distance avec
une approche un peu systémique et au moins, en traitant en profondeur les
aspects humains, organisationnels et technologiques des pratiques
collaboratives, on arrive à produire beaucoup d’insatisfaction. Or la réalité
du terrain se résume encore trop souvent – culture de l’urgence oblige – à
« déployer des outils collaboratifs » comme disent les
informaticiens, en priant Dame Nature pour que les « collaborateurs »
collaborent enfin. On connaît trop bien les résultats !
[1] La matrice d’Eisenhower est un outil de classification méthodique des priorités et d’appréciation des urgences, permettant la gestion et la régulation des activités ainsi que la préparation de la délégation. On la représente sur 2 axes : l’importance sur l’axe des ordonnées, l’urgence sur l’axe des abscisses. On peut alors classer les activités en 4 catégories principales : (1) les activités importantes et urgentes, (2) les activités importantes et peu urgentes, (3) les activités urgentes et peu importantes… et (4) les activités inutiles
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